Le tournant 3D de la biologie - Interview de Laurent Malaquin Directeur de la Plate-forme de Bio-Impression du LAAS-CNRS

par Elise Rigot | le 07/04/2022 | CC BY-NC-ND 4.0
Article

Cette interview a été menée par Elise Rigot le 8 octobre 2021 au LAAS-CNRS avec Dr. Laurent Malaquin (LAAS-CNRS). L’interview a été retranscrite par Elise Rigot et relue par PR. Christophe Vieu (INSA et LAAS-CNRS)

 

Elise Rigot

Laurent Malaquin, tu es physicien de formation, directeur de recherche au CNRS, tu diriges actuellement et depuis 3 ans l’équipe ELiA du LAAS-CNRS. Tu es à l’initiative du projet MULTIFab, qui concerne la mise en place d’équipements et d’espaces de recherche dédiés à l’impression 3D multi-échelle et multi-résolution. J’aimerais qu’on aborde ensemble la place des technologies 3D pour la biologie. En quoi l’utilisation des technologies 3D modifie-t-elle l’étude du vivant ? Quelles nouvelles questions cela ouvre ? En quoi cela modifie la manière de faire de l'ingénierie ?

Tu n’es pas biologiste de formation, ainsi c’est dans un cadre interdisciplinaire et collaboratif que cet apport des technologies 3D à la biologie se développe. Si on met des marqueurs temporels, quand est-ce qu’on peut dater une sorte de « tournant 3D » de la biologie ou plus simplement de tes activités ?

 

Laurent Malaquin

Ce n’est pas un mot faible que de dire que les technologies d’impression 3D, et de bio impression, constituent un changement de paradigme en biologie. Il y a vraiment un besoin important en biologie de disposer de modèles d'études. Ces modèles d’étude, pour l’instant étaient principalement centrés sur des modèles animaux : des lapins, des souris et sur des modèles humains. Ces modèles-là, posent deux problématiques : une problématique éthique et aussi une problématique de pertinence et de relevance. Il y a un problème d’accès au modèle humain qui, pourtant, est le modèle le plus représentatif de ce qu’on aimerait utiliser pour des questions de biologie humaine et de médecine. Et en parallèle, il y a un problème évident de pertinence des modèles animaux, qui ne représentent pas la physiologie humaine. Donc depuis longtemps, les biologistes travaillent sur des modèles qui sont des modèles in vitro, qui sont certes faciles d’accès, mais qui sont peu pertinents. Ces modèles, en fait, sont des boîtes de pétri. Il s’agit donc d’une surface plane, rigide, sur laquelle on met des cellules en culture. On espère que ces cellules, quand elles sont dans cette configuration-là, vont se comporter de façon physiologique, c’est-à-dire qu’elles vont reproduire ce qu’elles font in vivo. On s’aperçoit que ce n’est malheureusement pas le cas. Même si ces modèles-là ont permis des avancées majeures, l’évidence se fait autour du constat qu’il y a des biais et des différences de comportement flagrantes entre des cellules en 2D sur des surfaces rigides et des cellules dans un corps humain qui est un espace à trois dimensions, mou, plastique (dans le sens « modelable »). Et donc, on a besoin d’un vrai changement de comportement. Donc, dans ce contexte-là, les technologies d’impression 3D ont apporté un moyen pour effectuer ce changement de modèle du support plan rigide au support 3D non rigide. Et ce changement, pour en revenir à la question de départ, je pense qu’il est arrivé au début des années 2000. Les techniques d’impression 3D sont plus vieilles que ça. Les premiers brevets là-dessus (dont le premier d’ailleurs, était un brevet français) datent des années 1980. L’impression 3D a suivi son bonhomme de chemin et les technologies sont développées depuis les années 1980, avec des technologies qu’on connaît tous, de fil chaud, de dépôts de matière à base de poudre, puis de stéréolithographie, etc. Mais l’utilisation de ces technologies et leur transposition à la biologie, ça date du début des années 2000, avec des premières expériences qui étaient faites sur la base des imprimantes jet d’encre, de bureau, dans lesquelles on a chargé les têtes avec des cellules et des matériaux biologiques. Cela a changé les choses dans le sens où la troisième dimension devenait accessible. Plutôt que d’avoir des cellules en 2D, on pouvait construire des tissus à base de ces cellules en trois dimensions. Et on pouvait aussi apporter un autre point important, c’était les notions de matrice extracellulaire, c’est à dire qu’en même temps qu’on imprime et qu’on construit un tissu avec des cellules, on introduit aussi la matrice, c’est-à-dire le matériau qui va supporter ces cellules et qui a une importance capitale dans la gestion et dans l’établissement de ces modèles cellulaires. Ce changement de paradigme ne répond pas à toutes les questions et c’est encore un domaine en plein essor, qui fait cependant consensus dans le domaine de la biologie, au sens où tout le monde s’accorde sur le fait qu’avoir un modèle 3D qui représente mieux l’hétérogénéité des tissus et leur architecture est plus pertinent qu’un modèle à deux dimensions.

 

Elise Rigot

On remarque dans les exemples que tu as donnés des applications plutôt médicales et dans le champ de la biologie humaine. Est-ce qu’il y a d’autres applications auxquelles tu peux penser ? Est-ce qu’il y a d’autres champs qui sont explorés ou pas tellement encore ?

 

Laurent Malaquin

Oui, c’est vrai que pour plein de raisons, la bio impression s’est plutôt intéressée à des modèles et des problématiques de physiologie humaine. Tout simplement, dans mon cas, parce qu’évidemment, il y a quand même un parcours personnel qui m’a amené vers ces problématiques-là. Je travaillais en effet sur des problématiques liées aux cancers (liés à des pathologies humaines). Donc, évidemment, j’ai évolué vers des applications biomédicales. Il faut aussi reconnaître que la recherche en France et dans le monde est beaucoup stimulée par des problématiques pathologiques, de compréhension de certaines maladies, notamment le cancer. Donc, évidemment, l’investissement financier qui a été fait sur la recherche s’est principalement fait dans un premier temps pour répondre à des problématiques de physiopathologie humaines. C’est le premier secteur de développement de la bio impression. Maintenant, à titre personnel et au niveau de l’équipe de recherche nous pensons que ce sont des motivations qui sont en train de se propager dans d’autres communautés de la recherche. Évidemment, cette notion de micro-environnement modèle ou de tissus modèles, on peut la transposer à des modèles animaux ou végétaux. Et clairement, je pense qu’il y a un intérêt à utiliser ces technologies d’impression vers d’autres problématiques qui peuvent être des problématiques animales et aussi des questions environnementales.  La thématique du Corail  est un exemple ,sur lequel on souhaite travailler à la compréhension de l’impact du micro-environnement sur le recrutement des larves coraliennes, leur métamorphose, leur biominéralisation. Quand on parle de micro-environnement pour le corail, on va parler des aspects hydrodynamiques, c’est-à-dire, de tous les écoulements qu’il y a autour d’un corail, mais aussi de tout l’aspect des espèces animales qui vont graviter autour du corail. C’est tout l’environnement chimique, biologique, et symbiotique qui va composer le milieu dans lequel le corail va se développer. Et les technologies de bio impression et impression 3D vont permettre de créer des modèles qui, là aussi, sont plus pertinents pour comprendre comment le corail interagit avec son environnement. Donc, au-delà des problématiques purement médicales,  il y a un intérêt fort à utiliser ces mêmes technologies pour étudier l’impact du micro environnement et, au sens large de l’environnement en général sur la physiopathologie d’espèces marines. C’est une thématique aussi qui arrive maintenant dans les instances telles que le CNRS et autres, et on voit apparaître des financements sur ces problématiques-là. Donc évidemment, la communauté va suivre. C’est peut-être un peu tard, mais c’est bien que ça se passe en tout cas.

 

Elise Rigot

On parle de technologies un peu au sens large. On a parlé d’impression 3D, de bio impression 3D, en tout cas des débuts de la bio impression 3D pour passer de ces modèles de boîte de pétri 2D à des modèles 3D d’étude de la biologie, mais quand on parle de bio impression 3D, de quelles technologies parle-t-on concrètement ?

 

Laurent Malaquin

Alors, c’est vrai qu’il y a une multitude de technologies existantes. C’est un domaine de recherche qui foisonne. Si on regarde les technologies qui sont les plus utilisées, mais aussi les plus éprouvées, on va en compter trois ou quatre. La technologie qui historiquement a été développée en premier dans le domaine de la bio impression, c’est ce qu’on appelle la technologie jet d’encre. Donc, concrètement, on va utiliser un système qui est proche des imprimantes jet d’encre qui sont utilisées par le grand public. A partir d’une cartouche digitalisée, c’est-à-dire segmentée en petits volumes, on va organiser et on va déposer chacune de ces gouttes (de suspensions de cellules) sur une surface de façon localisée et on va également pouvoir travailler en multicouches. On va donc pouvoir recréer un assemblage de matériaux ou de biomatériaux de cellules par couches successives sur une surface à partir de ces microgouttes. Il y a une autre technologie très utilisée et, je pense, qui devient la plus facile d’accès : c’est la technologie par extrusion. Donc là simplement, on va prendre une seringue qui est équipée avec une petite aiguille ou un petit orifice d’extrusion et on va charger cette seringue avec un mélange de biomatériaux et de cellules. Et on va extruder ce mélange un peu à la manière d’un pâtissier qui va utiliser une poche à douille pour déposer une matière sur un gâteau. On dépose ainsi des rubans de matière qui contiennent des cellules et on va organiser ces rubans les uns sur les autres pour arriver à en construire un édifice 3D. Donc ça, c’est une technologie qui devient très accessible au niveau financier, mais aussi au niveau des procédés. Il y a un autre procédé qui est très utilisé aussi, notamment pour la reconstruction de la peau, qui est le procédé qu’on appelle assistée par laser. Dans ce cas on utilise une technique de projection de cellules à partir d’une surface qui est généralement une surface de culture en venant irradier l’arrière de cette surface avec un faisceau laser. Par génération d’un échauffement localisé les cellules qui sont sur ce substrat sont expulsées vers un autre substrat d’accueil. C’est une technique qui peut paraître un peu barbare, mais qui fonctionne très bien, qui préserve bien la fonctionnalité et la viabilité des cellules et qui permet notamment de reconstruire avec une très grande précision des tissus organisés en couches tels que la peau notamment. Cette technologie laser est développée en France par une société qui s’appelle Poïétis et c’est vraiment une technologie qui devient de plus en plus populaire et qui a montré beaucoup de pertinence.

En marge de ces trois technologies, on va dire les plus utilisées, on a d’autres technologies, dont certaines qu’on développe en laboratoire, qui sont également des technologies où l’on utilise un faisceau lumineux laser. On les appelle les technologies de photo polymérisation, qui ont l’avantage d’offrir un meilleur contrôle de l’architecture 3D, c’est-à-dire qu’on va vraiment pouvoir structurer la matière grâce à la lumière en trois dimensions. Le petit désavantage de la méthode est que nous avons besoin de matériaux qui sont réactifs, c’est-à-dire sensibles à la lumière, ce qui peut poser des problèmes pour la viabilité des cellules. Néanmoins, on arrive quand même à des résultats intéressants. Il y a peut-être de nouvelles méthodes qui vont arriver. Évidemment, on a des spécificités et beaucoup d’évolutions sur les procédés dans chacune de ces familles, mais on peut grosso modo les résumer à ces quatre familles-là, sachant qu’évidemment, ces quatre familles offrent des avantages et des inconvénients, par exemple en termes de résolution, certaines sont mieux résolues que d’autres. Ainsi, en fonction du choix de la méthode, on va pouvoir mieux reconstruire l’hétérogénéité et l’architecture 3D. D’autres au contraire, vont être mieux adaptées pour préserver la viabilité des cellules. D’autres vont être mieux adaptées pour déposer des bio matériaux naturels ou synthétiques. Donc, suivant le type de tissu auquel l’on va s’intéresser et le type d’application, on va préférer une technologie ou une autre.

 

Elise Rigot

Donc, là tu décrivais principalement des technologies de bio impression 3D ou impression 3D pour la biologie ou avec des matières biologiques. Ce que ça présuppose, peut-être juste pour le dire un petit peu rapidement, c’est donc de générer des modèles 3D en amont. Et donc, on devine qu’il y aura aussi des techniques soit de photogrammétrie, soit de scan, soit de modélisation 3D qui vont précéder l’utilisation de telles techniques et aussi, des choses qui vont m’intéresser par ailleurs, des technologies de visualisation de ces mêmes modèles 3D. Peut-être qu'on peut prendre un cas concret. Moi, j’avais un cas concret simple en tête (mais on peut parler d’un autre exemple) qui était la reproduction mimétique d’un os de cheval que tu avais réalisée au tout début de ma thèse, quand j’étais arrivée, donc en septembre 2018  à partir d’une technique d’imagerie par tomographie à rayons X. Cette méthode d’imagerie permet de visualiser l’intérieur de la matière calcaire de l’os et permet une reproduction de manière mimétique à l’aide d’une imprimante de stéréolithographie par laser avec un matériau photosensible qui n’était pas calcaire. Est-ce que tu veux dire un mot sur la méthodologie de recherche ? Quelles questions étaient posées par un tel objet et peut être aussi aborder un autre cas concret ?

 

Laurent Malaquin

Alors oui, l’exemple de l’os est intéressant car on voit la transition qui a été faite entre les techniques d’impression 3D classique, de fabrication additive qu’on connaissait auparavant, qui était appliquée à des matériaux de type métaux, polymères ou céramiques à la bio impression. Je pense que cette transition entre l’impression 3D et la bio impression, elle s’est faite autour notamment de ce type de projet qui était beaucoup lié à ce qu’on appelle aujourd’hui la médecine régénératrice ou générative. L’idée est de fabriquer des implants. C’est cette application biomédicale qui est apparue la plus facile et la plus directe pour démarrer. Des médecins cherchaient à produire des prothèses de hanches ou des prothèses maxillo-faciales ou essayaient de reproduire des modèles osseux qui permettraient d’être réimplantés à façon suivant la morphologie du patient pour l’aider à récupérer d’une fracture ou à compenser tel ou tel déficit. Donc, c’est à partir de ce type de motivation qu’il est intéressant de constater que ces technologies d’impression 3D ont  glissé vers de plus en plus de biomimétisme. Dans un premier temps, on s’intéressait à la forme des implants afin de reproduire des parties manquantes du corps humain. Typiquement sur les parties osseuses, on a pu exploiter assez rapidement toutes les techniques d’imagerie 3D qui étaient disponibles dans le milieu hospitalier, à savoir notamment les techniques d’IRM, de scanners, mais aussi de tomographie. La tomographie, c’est de la radiographie en 3D, qui permet de caractériser les volumes des tissus ou des os d’un patient, de pouvoir collecter ces images, en reconstruire un modèle numérique 3D. Ce modèle 3D est directement transférable à une imprimante 3D pour reproduire la forme exacte. Donc, c’est typiquement ce qui s’est passé sur des modèles d’implants osseux et c’est ce qu’on a fait aussi dans le projet dont tu parlais autour de l’os[1], où on s’est intéressé à l’os qu’on appelle trabéculaire, c’est-à-dire la partie poreuse de l’os qui contient la moelle osseuse. Et la question, peut-être un peu naïve, que l’on s’était posée, c’était de se demander : « Si on reproduit mimétiquement la topologie et l’architecture de cet os trabéculaire, est ce que l’on va favoriser la repousse de la moelle osseuse  ? » Donc, c’est une approche peut-être un peu simpliste, mais c’est celle qu’on a essayé de faire. En se disant aussi que, c’est cet os trabéculaire, sa particularité, c’est d’être poreux. Et cette porosité, en fait, est utilisée par les cellules comme un élément de protection, c’est-à-dire que cette partie poreuse et en fait ce qu’on appelle une « niche » pour les cellules. C’est un environnement, qui va mécaniquement et fluidiquement protéger les cellules pour leur permettre de mieux se développer. Donc, l’idée, c’était justement de voir si en reproduisant la topologie de l'os trabéculaire à l’échelle cellulaire on arrivait à favoriser la repousse de moelle osseuse. De voir aussi comment en changeant certains paramètres topologiques ou d’architectures, on peut influencer, favoriser ou au contraire pénaliser la repousse de la moelle osseuse. C’est un peu ça qu’il y a derrière ce projet de reproduction de l’os, qui était plutôt une compréhension des mécanismes fondamentaux à la base de la régénération de la moelle osseuse que plutôt une approche solutionniste où l’on chercherait à fabriquer un os à réimplanter sur le patient, ce qui n’était pas du tout notre motivation, même si d’autres chercheurs travaillent dessus. Je pense que d’ailleurs, cette approche-là pose certains problèmes liés à la morphogenèse.

 

Elise Rigot

En amont de l’interview, on a cité un papier entre nous qui qui traite d’un modèle 3D dont les auteurs stipulent que ce serait un bionic coral[2]. Et pour le raconter très simplement, ces auteurs s’intéressent à la symbiogenèse qu’il y a entre la dinoflagellée et le polype des coraux, de certains coraux, notamment tropicaux, et souhaitent reproduire un modèle 3D grâce à une bio encre pouvant imprimer en partie ces dinoflagellés sur une topographie 3D. Même si beaucoup de choses m’échappent dans ce papier, puisque ce ne sont pas mes spécialités, j’ai trouvé forcément qu’il y avait des connexions fortes avec ton propre travail. On n’est pas obligé de commenter ce papier comme on ne l’a pas forcément sous les yeux, mais qu’est-ce que ça peut t’évoquer ? Qu’est-ce que ça ouvre comme réflexion pour toi ?

 

Laurent Malaquin

Ce papier est très intéressant parce qu’il est issu du monde de la biologie marine, mais en fait, il se transpose très bien aux approches qu’on développe ici. Je ne vais pas simplifier la problématique en évoquant la question de l’œuf ou de la poule, mais quelque part, c’est un peu ça. Je m’explique. Quand on cherche à reconstruire un modèle qu’il soit pour la biologie humaine ou pour la biologie animale, une approche sûrement simpliste, naïve, et conceptuellement un peu fausse et qui a été utilisée par beaucoup d’équipes, c’est de se dire que pour reproduire un modèle de tissu fonctionnel ou un modèle animal fonctionnel de telle ou telle espèce, on va réimprimer les différents compartiments qui composent ce tissu ou cette espèce de façon à suivre l’architecture, que l’on voit, que l’on peut observer. On fait ainsi l’hypothèse que si l’on place ces mêmes cellules au même endroit en suivant la même forme 3D, on va arriver à quelque chose qui est fonctionnel et pertinent. Je pense que cette approche-là est très simpliste et je pense qu’elle est partiellement fausse. En l’occurrence, dans l’équipe, on s’est intéressé à une approche un peu similaire. Par exemple, dans le cas de l’intestin[3], on est parti de sa topologie, qui est en fait un pas du tout une surface lisse mais une surface structurée en 3D, avec des villosités, des cryptes.  Ce qu’on a donc essayé de faire dans un premier temps, c’est de reproduire la morphologie 3D de l’intestin, mettre des cellules en culture sur cette structure et voir ce qui se passe et voir notamment si la topologie a un impact sur la fonctionnalité tissulaire. Nos études ont montré que oui, son impact est important, c’est-à-dire que en comparaison avec des cultures en 2D notre modèle 3D mimétique induit un comportement cellulaire qui est très différent. Ça nous a permis de répondre à une question fondamentale : oui, les cellules « sentent » la topologie. Maintenant, est-ce que pour autant, que l’on a réussi à fabriquer un modèle fonctionnel ? Je dirais non. Et je pense que pour le coup, la raison est que l’on s’y prend mal. Dans ce travail on a répondu à une question de biophysique, mais on n’a pas répondu à la question de la construction de modèles pertinents. Je pense qu’il ne faut pas oublier dans la construction de ces modèles, c’est qu’on est tous le fruit d’une évolution. C’est-à-dire que tous les organismes naissent à partir d’un agrégat cellulaire, d’un embryon. Et cet embryon va évoluer. C’est toutes les étapes de morphogenèse qui font que petit à petit, avec le temps, on va passer d’un agrégat cellulaire à quelque chose de structuré avec les cellules qui se différencient, qui reconstruisent un environnement 3D. Il y a toute cette histoire de construction du tissu qu’il ne faut pas oublier. Et elle est importante parce que quand on arrive avec une technologie 3D et qu’on se dit que si parce que je mets les cellules à tel endroit en reproduisant la morphologie, je vais avoir la même fonction, on omet complètement cette étape de maturation et d’évolution qui est, à mon avis, essentielle à leur fonctionnalité. Donc, c’est pour ça qu’à l’heure actuelle, je pense qu’il y a un vrai changement d’orientation dans le domaine de la bio impression en se disant que l’idée n’est plus maintenant de vouloir reproduire une structure qui est mimétique, qui est parfaitement identique aux tissus que l’on peut observer à partir de tissus matures et d’organes matures. La question est plutôt de se dire comment je peux utiliser ces technologies d’impression 3D pour contrôler l’environnement dans lequel je vais mettre des cellules, des cellules souches ou des cellules pluripotentes dans un environnement contrôlé, avec des conditions initiales qui sont bien définies et qui vont permettre aux cellules d’évoluer d’elles-mêmes, de recoloniser le modèle pour donner par elles-mêmes la fonctionnalité et la forme. Donc, l’idée de ce n’est pas du tout d’arriver avec quelque chose qui soit un modèle figé, imposé, mais au contraire un modèle qui soit évolutif. Il s’agit d’utiliser intelligemment ces technologies d’impression 3D pour donner l’environnement minimal. L’environnement strictement nécessaire, mais pas du tout figé, qui permet aux cellules de reproduire par elles-mêmes cette étape de morphogenèse. Donc là, il y a vraiment un vrai changement de paradigme aussi dans le domaine de la bio-ingénierie. Et pour rebondir sur le premier exemple dont tu parlais pour le corail, je pense que c’est exactement la même chose. Ce n’est pas parce qu’on va construire une ossature, une architecture corallienne minérale et qu’on va mettre des algues dessus qu’on va obtenir un polype de corail fonctionnel. Je pense qu’il ne faut pas négliger l’étape de biominéralisation du corail, qui est très longue, mais qui, à mon avis, est nécessaire pour sa fonctionnalité et pour sa physiologie. Je pense que dans les deux domaines, les approches vont se rejoindre, mais c’est vraiment quelque chose de très important à prendre en compte et qui remet aussi le doigt sur la compréhension des mécanismes fondamentaux de la biologie. La technologie, effectivement, elle est là, elle est disponible, on peut s’en servir, mais elle ne permet pas de s’affranchir des questions plus fondamentales de biologie liées à la connaissance qu’il faut continuer à générer dans ce domaine-là pour comprendre comment les tissus évoluent et comment on arrive à les rendre fonctionnels.

 

Elise Rigot

Forcément, ça me fait un peu penser au papier que l’on a coécrit avec Christophe Vieu[4] sur la dimension temporelle, dans l’impression 3D, notamment autour de ce qui est appelé aujourd’hui « Impression 4 D ». Dans le 4D on rajoute une dimension temporelle  qui est plus liée à un mouvement plus qu’une réelle prise en considération du temps telle que tu viens de le décrire avec la morphogénèse.

J’ai une question connexe qui concerne plutôt notre projet d’archive des squelettes coralliens, et qui est en réalité un peu plus large que ça. En terme de visualisation 3D, quels sont les enjeux pour la recherche scientifique ? Nous avons travaillé sur le projet Corallum Fabrica[5] autour de questions de visualisation et de perception 3D à la fois en utilisant des techniques de réalité virtuelle. On voulait en effet rendre cette archive accessible en ligne à toutes et à tous, donc on s'est demandé comment est-ce qu’on pouvait naviguer à l’intérieur des modèles 3D. Je me dis que ça pose des questions sur les formats et les formes de la recherche. Maintenant, acheter les journaux imprimés ou les livres imprimés est une pratique de moins en moins courante au profit des abonnements en ligne maintenant. Mais voilà, du coup, autour de la visualisation 3D, est-ce qu’il y a des enjeux pour toi autour de ces modèles 3D ?

 

Laurent Malaquin

C’est une question assez large. Il est clair qu’il y a un lien :  les tissus, les organes sont organisés en 3D, donc il nous faut évidemment des technologies qui nous permettent à la fois d’imager, de mesurer en trois dimensions et puis, après aussi d’exploiter ces données en trois dimensions. Donc, c’est vrai qu’il y a une vraie évolution dans le domaine de la recherche vers ces techniques-là. Il y a énormément d’efforts sur les technologies d’imagerie en 3D, les technologies de microscopie qu’on utilisait jusqu’à présent étaient surtout, des technologies en deux dimensions. Elles évoluent de plus en plus vers les technologies trois dimensions, c’est-à-dire aller chercher une information au sein même de l’organe à des distances assez importantes en termes de profondeur. Avec des techniques de tomographie ou d’IRM, c’est des choses qu’on sait faire. Mais en parallèle, à une échelle spatiale plus fine il y a de plus en plus d’évolution des techniques de microscopie vers la 3D. Ce sont des choses qui sont particulièrement importantes à l’heure actuelle en termes techniques. Associé à celaa, évidemment, il y a la partie d’exploitation de ces données d’imagerie 3D. Et donc, là aussi, il y a une vraie révolution des techniques d’analyse des données. On travaille pour l’instant tous sur des ordinateurs où on a un écran qui est aussi à deux dimensions. On affiche les images une par une, mais il est clair que dans ce domaine-là, les techniques de type réalité virtuelle ou de réalité augmentée sont particulièrement intéressantes et sont en plein essor. On a des collègues qui, dans un laboratoire toulousain, travaillent sur ces aspects-là afin d’utiliser des techniques de réalité virtuelle pour non plus représenter les données d’imagerie en 2D sur un espace plat, sur un écran, mais qui utilise plutôt des casques de réalité virtuelle en 3D pour pouvoir avoir une représentation vraiment tridimensionnelle de ces données et une meilleure exploitation. Il a été montré que d’ailleurs, ces outils-là ne génèrent pas plus d’informations, mais permettent d’accéder plus facilement à des informations 3D et de mieux comprendre vraiment la physiologie ou l’organisation des tissus en 3 D. Lié à l’impression 3D, il y a aussi une vraie évolution sur la partie conception de modèles numériques de tissus. Déjà : est-ce qu’on peut imaginer un tissu, en faire un modèle 3D pour pouvoir le réimprimer ou mieux contrôler son impression en 3D ? Ça, c’est quelque chose qui est en plein essor. Il y a aussi un autre aspect dont je ne parlerai peut-être pas très bien, mais c’est un concept qui est apparu il y a peu dans la littérature, qui est le concept de digital twin, ou là, l’idée est aussi d’utiliser des modèles numériques de tissus, que l’on va pouvoir imager en trois dimensions et regarder leur comportement dans le temps (pour rebondir sur la notion de l’ évolution temporelle) et ensuite utiliser des outils issus de l’informatique et de l’intelligence artificielle pour arriver à reconstruire un modèle évolutif, mais parfaitement numérique de ce tissu. L’idée étant de passer d’un modèle expérimental à un modèle totalement numérique in silico. Bien sûr, la création de ce modèle-là nécessite de comprendre tous les aspects fondamentaux d’évolution du tissu pour avoir des modèles les plus pertinents possibles. Mais il est clair que c’est une vraie tendance à l’heure actuelle dans la recherche biomédicale, où l’idée de s’affranchir des modèles expérimentaux qui sont très chronophages, très compliqués à mettre en place séduit de nombreux adeptes du « tout numérique ».

 

Elise Rigot

J’avais en tête, aussi, en fait, tout simplement les hypothèses qu’on a utilisées dans ce projet d’utiliser la réalité virtuelle comme aussi comme un outil scientifique et pas seulement comme un outil d’accessibilité. Est-ce que c’est pertinent ? Et aussi l’autre chose était de se dire que dans les formats de la publication scientifique, le média du modèle numérique et de sa représentation n’est pas très usité.  Cela permettrait d'avoir des outils qui permettent de rendre accessibles ces objets 3D. Est-ce que demain cela sera peut-être un peu plus courant dans les papiers en ligne ?

 

DOCUMENTATION

[1] F. Meziere, P. Juskova, J. Woittequand, M. Muller, E. Bossy, Renaud Boistel, L. Malaquin et A. Derode, « Experimental observation of ultrasound fast and slow waves through three-dimensional printed trabecular bone phantoms », The Journal of the Acoustical Society of America, vol. 139, no 2, 2016, p. EL13–EL18

[2] Daniel Wangpraseurt, Shangting You, Farooq Azam, Gianni Jacucci, Olga Gaidarenko, Mark Hildebrand, Michael Kühl, Alison G. Smith, Matthew P. Davey et Alyssa Smith, « Bionic 3D printed corals », Nature communications, vol. 11, no 1, 2020, p. 1–8

[3] Justine Creff, Rémi Courson, Thomas Mangeat, Julie Foncy, Sandrine Souleille, Christophe Thibault, Arnaud Besson et Laurent Malaquin, « Fabrication of 3D scaffolds reproducing intestinal epithelium topography by high-resolution 3D stereolithography », Biomaterials, vol. 221, 2019, p. 119404

[4] Elise Rigot et Christophe Vieu, « Engineering Materials for Regenerative Medicine: A time issue », 2021

[5] https://corallumfabrica.laas.fr//

Mots-clés
Bio-impression
>
Organe sur puce
>
You need to be connected to post a comment.